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Une des injonctions que j’ai beaucoup entendue depuis que je suis enfant a été qu’il ne fallait pas prendre trop de place, ne pas faire trop de bruit, ne pas être trop ci ou trop ça. Les premiers mots que ma propre grand-mère, une femme brillante et intellectuelle, a dit à mon grand-père lorsque ma mère est née après des heures de poussées, de fatigue et de sang, ont été : « Tu n’es pas trop déçu ? », parce que c’était une petite-fille ! Cette question marque à peu près 126 millions de femmes, notamment en Chine et en Inde, où l’on a favorisé les naissances de garçons. Il y a aussi toute la question de la charge mentale d’être la gardienne du foyer qu’on a beaucoup valorisé : « elle fait si bien à manger », « cette maison est si bien tenue ». Les femmes ont été cloisonnées tandis que l’extérieur était réservé aux hommes. Le féminin a été dévalorisé comme allant souvent de pair avec les émotions comme si la femme, par ses cycles, ses règles, devenait hystérique et indomptable, tandis que l’homme était cultivé et savait, lui, se tenir… Il était celui qui avait la parole, l’argent, le pouvoir de décision, celui d’organiser la société et de conquérir le monde. Lorsque vous lisez Saint-Paul dans la Bible, il y est dit que les femmes doivent être voilées et se taire dans les assemblées.
Si on s’intéresse au taoïsme, on se rend compte que le yin et le yang composent tout l’univers et que la nuit a besoin du jour, comme le soleil de la lune, l’eau du feu… C’est un rapport beaucoup plus nuancé au Monde. Les hommes comme les femmes gagneraient à honorer, comprendre et accueillir leur féminin. Plutôt que de les opposer, une des issues de notre époque serait de penser à une androgynie réussie. Il y a vraiment un monde nouveau à inventer et de profondes guérisons à faire : on se rend bien compte aujourd’hui du sordide, des abus, de la violence, du sexisme, du nombre de femmes qui ont connu des problèmes d’attouchements, le drame du viol ou de l’inceste. Les hommes eux aussi sont blessés parce que coincés dans des rôles aux injonctions fortes, sans pouvoir exprimer leur partie fragile et leurs douleurs.
Je vois toutes sortes de femmes de ma génération qui écrivent, chantent, font des spectacles ou des livres, peignent pour prendre la parole. Et je sens qu’une révolution profonde et silencieuse, un magnifique mouvement de société est inarrêtable. J’essaie de soutenir tout cela humblement et ardemment avec mon art. Mon spectacle, « Niquer la fatalité », est sous la forme d’un dialogue avec Gisèle Halimi qui est pour moi une des plus grandes niqueuses de fatalité : née dans une famille juive tunisienne qu’elle décrit comme pratiquement inculte, elle raconte que son père n’a pas parlé pendant trois semaines lorsqu’elle est née, le temps de se remettre de cette fatalité terrible d’avoir une fille ! À dix ans, elle a fait une grève de la faim pour ne plus avoir à servir ses frères, à quinze ans, elle a fait échouer un mariage forcé et trouvé des bourses pour pouvoir étudier. Puis elle est devenue la plus grande avocate des femmes du XXème siècle ! C’est grâce à elle que nous avons le droit d’avorter, que le viol est reconnu comme un crime et que nous pouvons disposer de notre corps en tant que femme.
Je pense qu’il est bon de lire, écouter, aller dans des cercles de femmes et travailler sur soi. Il faut pleurer et dire sa colère, soigner ses blessures et enlever à mains nues les dards qui nous ont empoisonnés. Retrouver sa puissance, danser, chanter, reprendre confiance. C’est un processus très beau et très doux que de goûter à cette sororité à l’œuvre. On nous a appris tout l’inverse, à être concurrentes dans un monde régi par l’homme où il fallait écraser ses semblables pour pouvoir exister à côté du soleil. Aujourd’hui nous puisons notre force dans le collectif. J’interviens beaucoup dans une maison de femmes à Ivry auprès de personnes qui ont vécu des choses très difficiles. En écoutant le récit de chacune, il y a une consolation pour toutes de se rendre compte qu’elles ne sont plus seules. C’est un véritable mouvement de libération, dont je parle dans ma chanson « À toutes mes sœurs » : « Entendez-vous le chant des femmes ? Entendez-vous gronder nos âmes ? Nous sommes debout, nous sommes les femmes, nous ne voulons plus de ce monde infâme ». Il s’agit de réparer notre terre en larmes. Parce que oui, je trouve qu’il y a eu trop de douleur. Il y a une urgence aussi bien écologique que féministe pour moi de bifurquer.
Je suis très admirative de Germaine Tillion, résistante qui a été dénoncée et envoyée au camp de Ravensbrück. J’ai également beaucoup de respect pour les femmes de lettres et les penseuses comme Marguerite Yourcenar qui a écrit sur d’immenses figures féminines. Il y a aussi Violeta Parra, cette chanteuse qui a écrit « Gracias la Vida », que j’imagine pieds nus avec son tambour, parlant de l’amour, de la littérature avec une telle beauté, une telle gratitude ; mais aussi Lhasa, chanteuse mystique qui évoque la culpabilité première, comme si nous étions nées coupables : ce serait à cause de nous que l’homme aurait fauté, que nous aurions été chassées du paradis, que nous enfanterions dans la douleur. Pourquoi la femme est-elle toujours considérée comme la tentatrice impure, celle qui perd et engloutit toutes les détresses ? Il y a une intégrité, une dignité à nous rendre déjà à nous-mêmes. Nous sommes encore toutes en cage dans différents endroits. Il faut retrouver nos clés. Je ne sais même pas si nous aurons assez d’une vie pour le faire. Nous revenons de loin.
Ma devise ? Puisque je suis là, autant y être !
Pour en savoir plus : @EstelleMeyer